Egalité dans la barbarie, by Chantal Delsol

La violence est un langage. Quand on l’a appris jeune, on le parle naturellement. Elle est un type de relation aux autres dont on use quand on n’a rien d’autre. Celui qui ne sait pas parler détruit. Celui qui possède peu de mots lance des invectives. D’une manière générale, plus un individu dispose d’un lexique, et moins il a de chances de taper.

Car le langage est une arme aussi, qui peut d’ailleurs s’avérer redoutable et même meurtrière. Mais alors on mesure, dans un pays où la méthode globale d’apprentissage de la lecture a été généralisée par idéologie, et où l’expression langagière rigoureuse a été négligée sciemment pour ne pas contraindre, on mesure de quelle manière la violence accapare le vide ainsi créé.

Beaucoup d’enfants n’ont plus de mots. On les voit qui cherchent leurs expressions, hagards de n’être pas compris, et qui emploient un seul mot connu pour dire tout un champ lexical ; qui s’expriment sans cesse en hurlant, sur un ton de colère et d’irritation, pour compenser la juste phrase qui manque. Tout cela parce que les dictées et les poésies, c’est réactionnaire.

Peuvent empêcher la violence enfantine : l’autorité ou le pouvoir. L’une et l’autre diffèrent grandement. L’autorité ici vient des parents, et des éducateurs en général : elle consiste à fonder la loi chez un sujet en devenir. Ou lui apprendre à se restreindre, à “s’empêcher”, comme disait Camus. Le lui apprendre par la conviction, en le persuadant qu’il est plus humain et plus séduisant de parler à autrui que de le frapper – faut-il encore lui donner les moyens : c’est-à-dire les mots. Mais faute d’autorité, il y a le pouvoir : les parents peuvent frapper l’enfant pour lui faire passer l’envie de frapper – processus dorénavant interdit par les lois. Mais surtout, le pouvoir politique emprisonne les violents, et contient en partie la violence par la crainte de la punition.

Dans une société, l’autorité et le pouvoir sont comme des vases communicants. Plus l’autorité est efficace, autrement dit plus la loi est intégrée à l’individu, et moins il y a besoin de pouvoir. Et inversement. Quand la famille n’éduque plus, il faut que l’Etat punisse largement. Si actuellement nous nous trouvons en face d’une situation propice aux violences enfantines, c’est en raison de cette transition : l’éducation parentale est défaillante, mais le pouvoir d’État n’a pas encore pris le relais. Ce qui ne saurait tarder, car aucune société ne saurait vivre dans la violence.

Bien entendu, cette évolution n’a rien de réjouissant. Mieux vaudrait, et cent fois, que les parents et éducateurs reprennent la main, afin que les gouvernants ne se voient pas contraints de déployer la police dans les lycées (certaines mesures récentes montrent qu’on en est déjà là).

La violence découle ici d’un refus de l’autorité, et le refus de l’autorité est consacré par le culte bien français de l’égalité. L’enfant généralement n’obéit pas volontiers à son enseignant, mais si tout est fait pour délégitimer l’autorité, on ne voit pas pourquoi il se forcerait. Les parents ne sont pas obligés de tenir l’enseignant pour un grand savant, mais s’ils le dénigrent devant l’enfant on peut être sûr que celui-ci se croira pour le coup tout-puissant, conséquences comprises.

Ce ne sont pas seulement les personnes ou les groupes qui sont dénigrés, mais le savoir lui-même, et la culture. Celle-ci contraint et opprime, dit-on. Elle produit des inégalités (ce qui est exact). Les temps ont changé, ou plutôt ont glissé : la culture n’est plus fasciste, elle est “bourge” – et pour satisfaire à l’idée d’égalité, on valorise l’inculte qui au moins n’écrase personne. Alors qu’il serait plus constructif à long terme de valoriser le plus policé et de le donner en exemple aux autres. Mais le seul fait de donner en exemple est perçu comme discriminatoire. On se prive donc du mimétisme de l’excellence. C’est dommage, car il n’y a pas plus mimétique qu’un enfant.

Cette stigmatisation de la culture correspond à la survalorisation de la nature, si prégnante. Soyez vous-même! Suivez vos envies ! Ne vous en laissez pas accroire ! Et donc : apologie de la jungle. Car la nature, c’est la violence, le rat mangé par le lion. C’est pourquoi la génération 68 a viré tranquillement au cynisme – quand on raye les principes moraux parce que bourgeois, ne reste plus que le cynisme.

Combien de dogmes mythiques volent en éclats, comme celui rousseauiste de la bonté naturelle ! On ne sait pas à quel degré de violence il faudra en arriver pour qu’une réflexion s’engage sur la réalité. Peut-être qu’aucune réflexion ne s’engagera, et que le pouvoir prendra le relais de l’autorité parentale, rendant la violence pour la violence, et punissant ceux qui n’ont pas su “s’empêcher” eux-mêmes. On préférerait de beaucoup que soient restaurées dans leur légitimité les autorités d’en bas (même si elles peuvent aussi devenir excessives), que les enfants soient engagés à acquérir des mots au travers de périples culturels (même si certains vont avoir du coup plus de mots que d’autres). Mieux vaut plus de civilisation dans l’inégalité que l’égalité dans la barbarie.

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