De la gnose à l’uto­pie, by Tho­mas Mol­nar

Le sujet de la gnose est tou­jours d’ac­tua­li­té car il est in­dé­ta­chable de la re­li­gion et de la ci­vi­li­sa­tion chré­tienne, de­puis la fon­da­tion de celle-​ci. Il est éga­le­ment in­sé­pa­rable de ce qu’il convient d’ap­pe­ler l’uto­pisme, car, nous al­lons le voir, gnose et uto­pie sont deux faces de la même réa­li­té, l’une et l’autre mar­quées du signe de la re­li­gion et de sa forme po­li­tique sé­cu­la­ri­sée.

Exa­mi­nons d’abord la gnose à la­quelle une énorme lit­té­ra­ture a été consa­crée de­puis les pre­miers siècles chré­tiens jusqu’à nos jours. L’ori­gine n’en est pas exac­te­ment connue et les éru­dits, Hans Jonas, R. Bult­mann, Eric Voe­ge­lin, Hen­ri-​Charles Puech, Hans Lei­se­gang, et bien d’autres en dis­cutent. Ad­met­tons qu’elle ait surgi dans l’im­mense ter­ri­toire qui en­globe l’Inde, l’Iran, le Moyen-​Orient, l’Egypte et la Syrie pour abou­tir en Grèce. Le mot vient d’un terme grec qui si­gni­fie « sa­voir » mais pas dans le même sens qu’épis­te­mé. Tan­dis que ce der­nier terme in­dique la connais­sance hu­mai­ne­ment ac­quise et dis­cur­sive pour ne pas dire dia­lec­tique, la gnose si­gni­fie un sa­voir im­plan­té par Dieu dans l’es­prit de l’homme, et da­van­tage qu’un sa­voir, en vé­ri­té une étin­celle di­vine, consub­stan­tielle à la di­vi­ni­té. Tout le monde ne pos­sède pas la gnose et seul un petit groupe peut s’en­or­gueillir de l’avoir : ce sont les « gnos­tiques », qui de­viennent par là des élus, des aris­to­crates de l’es­prit, et par consé­quent des « spi­ri­tuels ».

En des­sous d’eux se trouve la ma­jo­ri­té des hommes, di­vi­sée en deux strates : les psy­choi, dont l’âme (psy­ché) est in­tel­li­gente mais sur­tout ap­pé­ti­tive, et les hyloi, in­fé­rieurs puisque consti­tués de ma­tière (hyle). Ils n’ont par consé­quent pas de contact pos­sible avec les gnos­ti­koi qui ont la com­pré­hen­sion de Dieu et des choses di­vines tout en­semble.
Il s’agit donc, dans la my­tho­lo­gie gnos­tique, de l’éter­nel com­bat entre es­prit et ma­tière, com­bat mi­ti­gé par ce qu’il convient d’ap­pe­ler une « pé­da­go­gie », étant donné que les in­fé­rieurs sont à la ri­gueur ca­pables de se his­ser jusqu’au sta­tut su­pé­rieur. Ce se­rait la fin de l’his­toire, l’abou­tis­se­ment du drame divin, parce que les pos­ses­seurs de la gnose fi­ni­raient par fu­sion­ner avec Dieu et in­té­grer à sa sub­stance pu­re­ment spi­ri­tuelle leurs propres par­ti­cules (étin­celles) d’ori­gine di­vine. Dieu se­rait ainsi en­tier, mais re­mar­quons que ce se­rait grâce aux hu­mains !

Quelle est la na­ture du com­bat en vue de la spi­ri­tua­li­sa­tion et de la di­vi­ni­sa­tion de l’en­semble ? Il faut ajou­ter à ce que nous avons déjà dit que Dieu, dans les sys­tèmes gnos­tiques (car il y en a d’in­nom­brables), n’est pas le créa­teur des hommes et du monde. Il est trop pur pour son­ger à sor­tir de lui-​même, trop spi­ri­tuel pour créer la ma­tière qui est le prin­cipe du mal et comme tel en-​de­hors de la ré­demp­tion. Le créa­teur c’est le Dé­miurge, le Prince des Té­nèbres qui, afin de l’em­por­ter sur Dieu, a pétri l’homme de ma­tière, en y met­tant, ce­pen­dant, un peu de la sub­stance di­vine, per­met­tant à l’homme de vivre et de fonc­tion­ner. Le drame de l’his­toire et du salut consiste dans le com­bat de ces êtres in­ache­vés, les gnos­ti­koi, contre le Dé­miurge (ou Lu­ci­fer, etc.) ; le dé­rou­le­ment du com­bat est la lente spi­ri­tua­li­sa­tion de l’hu­ma­ni­té, jusqu’à ce que le Dé­miurge su­bisse la dé­faite fi­nale. Le mal (la ma­tière) sera vain­cu et les hommes se­ront déi­fiés.
En at­ten­dant, seuls les gnos­tiques (les élus) se chargent de l’his­toire et ils en portent la si­gni­fi­ca­tion et l’es­poir — ce qui leur ga­ran­tit une po­si­tion d’élite per­ma­nente et la su­pré­ma­tie sur la ma­jo­ri­té in­fé­rieure qui est en­fon­cée dans la ma­tière. Il est en­ten­du que le monde, au vu des pro­jets de son créa­teur, est ra­di­ca­le­ment, ir­ré­mé­dia­ble­ment mau­vais — il convient ce­pen­dant de consta­ter que l’ad­jec­tif « mau­vais » n’est pas une ré­fé­rence au bien et au mal comme l’en­tend la mo­rale, mais qu’il est au-​de­là du bien et du mal (comme chez Nietzsche et Teil­hard de Char­din) et qu’il in­dique la ma­té­ria­li­té. Le « bien » si­gni­fie, par consé­quent, la pos­ses­sion de l’in­tel­lect, le re­gard su­pé­rieur et le sta­tut de « sur-​homme ».
Tout dans les doc­trines gnos­tiques sou­ligne ce jeu de su­pé­rio­ri­té/in­fé­rio­ri­té de cer­tains par rap­port aux autres. Ce jeu se ma­ni­feste éga­le­ment dans la li­ber­té sexuelle des uns et des autres. Cer­taines sectes gnos­tiques prêchent et pra­tiquent l’as­cèse to­tale mais d’autres sont d’avis que tout est per­mis aux élus, no­tam­ment un dé­ver­gon­dage sexuel qui peut aller jusqu’à l’orgie et au mas­sacre des nou­veaux-​nés. La spi­ri­tua­li­té des gnos­tiques les place en effet au-​des­sus du com­por­te­ment nor­ma­le­ment admis. Leur for in­té­rieur, l’étin­celle di­vine, les pré­serve de toute culpa­bi­li­té et de tout péché ayant trait à la vie ma­té­rielle et lié à la par­tie cor­po­relle de leur être.

Cer­tains gnos­tiques se ser­virent du terme al­lo­gènes (« nés ailleurs ») pour si­gna­ler leur nais­sance et pour si­gni­fier qu’ils ne fai­saient pas par­tie de la condi­tion hu­maine d’ici bas et que la mo­rale du mi­lieu hu­main ne s’ap­pli­quait pas à eux. (Au­jourd’hui nous par­lons « d’alié­na­tion », selon un terme dé­ri­vé du latin ex­pri­mant la même chose). Ci­toyens d’un autre ordre, leur par­ti­ci­pa­tion au monde ma­té­riel ne pou­vait leur être ré­cla­mée. Ils condam­naient par consé­quent la fa­mille, la pro­créa­tion, la vie de la Cité, les ins­ti­tu­tions, et bien en­ten­du l’Eglise, car tous ces phé­no­mènes ap­par­tiennent à l’ordre ma­té­riel et le pro­longent. Plus tard, en rai­son de leurs lois in­ternes, les com­mu­nau­tés gnos­tiques, Ca­thares (« purs »), Bo­go­mils, etc., au­ront maille à par­tir avec les tri­bu­naux de l’Eglise et de l’Etat (in­qui­si­tions ro­maine et es­pa­gnole) qui les ac­cusent de mener une exis­tence non seule­ment an­ti-​chré­tienne, mais aussi an­ti-​so­ciale. A par­tir du Xe siècle, les com­mu­nau­tés gnos­tiques que l’Eglise per­sé­cu­ta sans pou­voir les éra­di­quer com­plè­te­ment se ras­sem­blèrent au­tour de leurs propres églises, avec leur li­tur­gie et leur mode de vie. Elles ado­ptèrent la com­mu­nau­té des biens et des femmes et un sys­tème de pré­séances où les « vieux », les « saints » et les « élus » étaient vé­né­rés, tan­dis que Rome était consi­dé­rée comme la Grande Pros­ti­tuée, Ba­by­lone ou l’église du diable (Dé­miurge). Ce vo­ca­bu­laire an­non­çait déjà celui des ré­for­ma­teurs et des contro­verses de la Re­nais­sance.

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