Le sujet de la gnose est toujours d’actualité car il est indétachable de la religion et de la civilisation chrétienne, depuis la fondation de celle-ci. Il est également inséparable de ce qu’il convient d’appeler l’utopisme, car, nous allons le voir, gnose et utopie sont deux faces de la même réalité, l’une et l’autre marquées du signe de la religion et de sa forme politique sécularisée.
Examinons d’abord la gnose à laquelle une énorme littérature a été consacrée depuis les premiers siècles chrétiens jusqu’à nos jours. L’origine n’en est pas exactement connue et les érudits, Hans Jonas, R. Bultmann, Eric Voegelin, Henri-Charles Puech, Hans Leisegang, et bien d’autres en discutent. Admettons qu’elle ait surgi dans l’immense territoire qui englobe l’Inde, l’Iran, le Moyen-Orient, l’Egypte et la Syrie pour aboutir en Grèce. Le mot vient d’un terme grec qui signifie « savoir » mais pas dans le même sens qu’épistemé. Tandis que ce dernier terme indique la connaissance humainement acquise et discursive pour ne pas dire dialectique, la gnose signifie un savoir implanté par Dieu dans l’esprit de l’homme, et davantage qu’un savoir, en vérité une étincelle divine, consubstantielle à la divinité. Tout le monde ne possède pas la gnose et seul un petit groupe peut s’enorgueillir de l’avoir : ce sont les « gnostiques », qui deviennent par là des élus, des aristocrates de l’esprit, et par conséquent des « spirituels ».
En dessous d’eux se trouve la majorité des hommes, divisée en deux strates : les psychoi, dont l’âme (psyché) est intelligente mais surtout appétitive, et les hyloi, inférieurs puisque constitués de matière (hyle). Ils n’ont par conséquent pas de contact possible avec les gnostikoi qui ont la compréhension de Dieu et des choses divines tout ensemble.
Il s’agit donc, dans la mythologie gnostique, de l’éternel combat entre esprit et matière, combat mitigé par ce qu’il convient d’appeler une « pédagogie », étant donné que les inférieurs sont à la rigueur capables de se hisser jusqu’au statut supérieur. Ce serait la fin de l’histoire, l’aboutissement du drame divin, parce que les possesseurs de la gnose finiraient par fusionner avec Dieu et intégrer à sa substance purement spirituelle leurs propres particules (étincelles) d’origine divine. Dieu serait ainsi entier, mais remarquons que ce serait grâce aux humains !
Quelle est la nature du combat en vue de la spiritualisation et de la divinisation de l’ensemble ? Il faut ajouter à ce que nous avons déjà dit que Dieu, dans les systèmes gnostiques (car il y en a d’innombrables), n’est pas le créateur des hommes et du monde. Il est trop pur pour songer à sortir de lui-même, trop spirituel pour créer la matière qui est le principe du mal et comme tel en-dehors de la rédemption. Le créateur c’est le Démiurge, le Prince des Ténèbres qui, afin de l’emporter sur Dieu, a pétri l’homme de matière, en y mettant, cependant, un peu de la substance divine, permettant à l’homme de vivre et de fonctionner. Le drame de l’histoire et du salut consiste dans le combat de ces êtres inachevés, les gnostikoi, contre le Démiurge (ou Lucifer, etc.) ; le déroulement du combat est la lente spiritualisation de l’humanité, jusqu’à ce que le Démiurge subisse la défaite finale. Le mal (la matière) sera vaincu et les hommes seront déifiés.
En attendant, seuls les gnostiques (les élus) se chargent de l’histoire et ils en portent la signification et l’espoir — ce qui leur garantit une position d’élite permanente et la suprématie sur la majorité inférieure qui est enfoncée dans la matière. Il est entendu que le monde, au vu des projets de son créateur, est radicalement, irrémédiablement mauvais — il convient cependant de constater que l’adjectif « mauvais » n’est pas une référence au bien et au mal comme l’entend la morale, mais qu’il est au-delà du bien et du mal (comme chez Nietzsche et Teilhard de Chardin) et qu’il indique la matérialité. Le « bien » signifie, par conséquent, la possession de l’intellect, le regard supérieur et le statut de « sur-homme ».
Tout dans les doctrines gnostiques souligne ce jeu de supériorité/infériorité de certains par rapport aux autres. Ce jeu se manifeste également dans la liberté sexuelle des uns et des autres. Certaines sectes gnostiques prêchent et pratiquent l’ascèse totale mais d’autres sont d’avis que tout est permis aux élus, notamment un dévergondage sexuel qui peut aller jusqu’à l’orgie et au massacre des nouveaux-nés. La spiritualité des gnostiques les place en effet au-dessus du comportement normalement admis. Leur for intérieur, l’étincelle divine, les préserve de toute culpabilité et de tout péché ayant trait à la vie matérielle et lié à la partie corporelle de leur être.
Certains gnostiques se servirent du terme allogènes (« nés ailleurs ») pour signaler leur naissance et pour signifier qu’ils ne faisaient pas partie de la condition humaine d’ici bas et que la morale du milieu humain ne s’appliquait pas à eux. (Aujourd’hui nous parlons « d’aliénation », selon un terme dérivé du latin exprimant la même chose). Citoyens d’un autre ordre, leur participation au monde matériel ne pouvait leur être réclamée. Ils condamnaient par conséquent la famille, la procréation, la vie de la Cité, les institutions, et bien entendu l’Eglise, car tous ces phénomènes appartiennent à l’ordre matériel et le prolongent. Plus tard, en raison de leurs lois internes, les communautés gnostiques, Cathares (« purs »), Bogomils, etc., auront maille à partir avec les tribunaux de l’Eglise et de l’Etat (inquisitions romaine et espagnole) qui les accusent de mener une existence non seulement anti-chrétienne, mais aussi anti-sociale. A partir du Xe siècle, les communautés gnostiques que l’Eglise persécuta sans pouvoir les éradiquer complètement se rassemblèrent autour de leurs propres églises, avec leur liturgie et leur mode de vie. Elles adoptèrent la communauté des biens et des femmes et un système de préséances où les « vieux », les « saints » et les « élus » étaient vénérés, tandis que Rome était considérée comme la Grande Prostituée, Babylone ou l’église du diable (Démiurge). Ce vocabulaire annonçait déjà celui des réformateurs et des controverses de la Renaissance.
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