Anders Breivik: après le sang, par Joël Prieur

Nous sommes le 22 juillet 2011 en Norvège : deux actions ont lieu le même jour. Deux faits divers mais tragiques : l’explosion d’une bombe de 1100 kg au cœur de la Ville d’Oslo. Huit morts mais on n’a pas encore fini, aujourd’hui, de relever les ruines produites par l’explosion ; puis une fusillade dans l’île d’Utoya, où avait lieu la traditionnelle Université d’été des jeunes travaillistes : 69 morts. C’est le plus important massacre opéré par un seul homme. Son nom ? Anders Breivik.

Richard Millet avait écrit un contestable Eloge littéraire d’Anders Breivik… Ce n’est pas cette perspective qu’épouse Laurent Obertone dans Utoya. Il ne s’agit pas d’un éloge, même littéraire. Le brillant auteur de La France orange mécanique, cherchant à explorer les conséquences sociales du multiculturalisme cultivé en France, a sans doute découvert dans ce jeune Norvégien de 32 ans qui a tué en une journée 77 personnes l’un des cas clinique de la destruction psychique qu’opère notre société désarticulée sur ceux qui croyaient en ses valeurs. Avec cette plume qu’on lui connaît, il ne nous fait grâce de rien : ni des arguments racialistes de Breivik se prétendant chevalier du Temple et défenseur de l’Occident blanc, ni de la mégalomanie du personnage, de sa farouche volonté de puissance, de son fantasme – devenir celui dont tout le monde parle – et de l’isolement psychologique dans lequel il l’enferme. Vous prenez toute cette enquête dans la figure. Sans trier. Elle commence ainsi : « Quand je pose le pied sur le quai, l’île s’empare de moi… » Et vous vous demandez : qui parle ? L’auteur ? Le tueur ? Vous mettez quelques minutes à comprendre qu’Utoya de Laurent Obertone se présente comme un journal tenu par Breivik. Notre auteur a compulsé les premiers interrogatoires, ceux dans lesquels Breivik se souvient de tout et raconte chaque meurtre, à sa manière, brève et directe, ne nous épargnant ni « le panache de cervelle jaune et rouge » qui jaillit après un tir à la tête, ni « la paresse, la résignation et la minable estime de soi » des victimes désignées. On est dans la tête du tueur, on vit à son rythme, au gré de ses obsessions. On l’entend répéter : « Tuer, ça donne du pouvoir ». Quand il réalise qu’il en est à 69 morts sur l’île, il se salue lui-même : il est le commandeur des Templiers. Plus question de prendre le moindre risque. Commandeur, il doit le rester. Les policiers sont sur l’Ile. Il faut se rendre sans casse. Pacifiquement. Parce qu’il faut vivre après tous ces morts pour jouir du pouvoir qu’ils vous confèrent dans l’imagination de ceux qui vous regardent. Surtout ne pas céder à l’emballement de la mort, et comme tant d’autres à la place d’Anders, à la fascination du suicide.
Dans cette enquête, on apprend que Breivik est un pur produit de la société qu’il dénonce, mais qui l’a fabriqué. Il est fils de travaillistes, ses parents ont divorcé, il vit très mal le départ de son père ; entretient une relation qui a dû être fusionnelle avec sa mère, chez qui il habitait encore un an avant le drame, à 30 ans passés ; considère les femmes avec suspicion et mépris ; passe parfois seize heures par jours dans des jeux de rôle sur Internet ; est un geek assumé ; possède une dizaine d’adresses Internet et plusieurs compte en banque ; a fait beaucoup d’argent ; a (presque) tout perdu en Bourse ; se passionne pour son apparence physique ; fait du body-buiding sans exclure le dopage aux stéroïdes ; se glorifie d’un QI très supérieur à la moyenne, cultive un antichristianisme très ordinaire et ne veut à aucun prix passer pour un raciste, raison pour laquelle il tue des Blancs, lui qui dénonce l’islamisation de la Norvège… Laurent Obertone nous donne tout cela au fur et à mesure de l’enquête dans laquelle on découvre qu’Anders Breivik n’est pas d’abord ce qu’il prétend être : le produit d’une idéologie mortifère, « d’extrême droite », mais plutôt, comme en témoigne le spécialiste Stéphane Bourgoin dans sa préface, un serial killer peut être un peu plus intelligent et surtout encore plus moitrinaire que les autres. Il aura porté neuf ans son dessein assassin. Neuf ans de préméditation dont le principal sujet est : comment devenir quelqu’un. Et la réponse : en en supprimant quelques uns ; au dessus de 50, l’acte aura forcément une notoriété planétaire remarque-t-il en lui-même. Oh ! Il n’a pas de haine pour les autres, non, aussi surprenant que cela puisse paraître, mais seulement un mépris vertical pour ce qui n’est pas lui, ce mépris pour « la viande » que l’on retrouve chez les grands prédateurs sexuels comme Michel Fourniret par exemple et qui a pu naître au cours d’une de ces interminables partis de World of Warcraft : le vrai monde n’est-il pas totalement virtuel ?
Le héros de ce livre a été reconnu absolument normal par tout le corps médical d’une seule voix. D’où vient sa folie meurtrière ? Sa terrible préméditation ? Sa fantastique désinvolture ? Son sourire lorsqu’il tue ? Quand on ferme le livre d’Obertone, après une lecture qui est difficile par moment, on réalise que Anders Breivik est peut-être le symptôme le plus accablant du grand nihilisme contemporain. C’est la raison pour laquelle, dans la « Correctitude » ambiante, il vaut mieux ne plus jamais parler de lui, continuer à dire que c’est un terroriste d’extrême droite, mais ne pas chercher à le connaître, pour ne pas reconnaître dans cette figurine de mode l’horrible visage du Néant qui triomphe partout.
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